En 2021, sept entreprises technologiques africaines ont franchi le cap d’une valorisation d’un milliard de dollars, atteignant le statut de “licornes”. Jean-Michel Huet, qui est associé en charge du développement des activités en Afrique au sein du cabinet BearingPoint, explique les dynamiques qui façonnent ce phénomène, et les risques qui y sont liés.
Comprendre.media: En 2021, sept entreprises basées en Afrique ou y opérant en priorité ont atteint le statut de licorne. Qu’est-ce qui a favorisé cette émergence ?
Jean-Michel Huet: Plusieurs phénomènes expliquent cela. D’une part les levées de fond ne cessent de progresser sur le continent. Déjà 2020 avait été une année record, 2021 devrait battre ce record. Il n’y a jamais eu autant d’argent pour financer des entreprises, même si le niveau de ces financements en Afrique est encore faible au regard des autres continents. Ensuite, la plupart de ces entreprises sont orientées sur des services numériques, or la crise de la Covid-19 a démontré l’importance du numérique dans de nombreux domaines. Par ailleurs, les sujets liés aux paiements et à la finance (fintech, m-paiement, blockchain) sont de vrais succès en Afrique.
C.M: On note que la plupart des licornes africaines sont dans le secteur des fintechs, pourquoi la fintech africaine attire-t-elle autant les investisseurs ?
JMH: Il y a effectivement un véritable engouement pour la fintech. Même si l’agritech, la greentech ou l’edtech proposent de belles opportunités, c’est bien la fintech qui est la locomotive! Ce n’est pas surprenant ni récent. C’est le domaine où l’Afrique est le plus en avance dans le numérique. Cela remonte à il y a bientôt 15 ans avec les premiers succès, confirmés, du paiement mobile puis des autres solutions (agrégateurs par exemple, m-commerce). Le succès y compris dans la sphère publique des solutions liées à la blockchain illustre aussi cette tendance. Derrière ce succès un phénomène facile à comprendre : toutes ces solutions permettent de compenser ou remplacer une absence de service ou solutions dans de nombreux domaines (moyen de paiement à distance, tiers de confiance, etc.) qui sont des lacunes structurelles des économies et sociétés de nombreux pays africains. D’où ce succès qui n’est pas que financier mais aussi sociologique.
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C.M: On remarque que la plupart des licornes africaines sont basées en Afrique anglophone, que manque-t-il aux compagnies francophones pour atteindre ce niveau?
JMH : Oui à l’exception du Sénégal, le top 10 des pays n’est pas francophone. C’est tout d’abord le reflet de la réalité économique de ce continent. Les économies les plus matures sont un environnement favorable aux licornes. Cette réalité est vraie au niveau mondial. Deux autres éléments jouent. D’une part l’ensemble des modalités, notamment publiques, qui permettent de soutenir les start-up. Je veux parler ici des structures d’accompagnement aux entreprises innovantes (SAEI) et ceci à leurs différents niveaux de maturité. D’autre part, la force du système éducatif, notamment dans l’enseignement supérieur. En effet, n’oublions pas que l’entrepreneuriat est souvent le fait de jeunes de 20 à 30 ans et souvent en lien avec un écosystème universitaire et de recherche fort.
C.M: On peut noter que la plupart des licornes sont des entreprises portées par des capitaux étrangers, ou des acteurs étrangers qui s’installent en Afrique, plutôt que par des africains eux-mêmes. Qu’est-ce qui peut expliquer cet état de chose?
JMH : À l’exception des licornes américaines et chinoises, c’est le cas pour les licornes des autres pays. En cela, l’Afrique ne fait donc pas exception. Cette situation est liée à la disponibilité des liquidités fortes dans ces deux économies. À ce phénomène s’ajoute deux spécificités africaines. Il s’agit tout d’abord, au niveau des business angels, du rôle important tenu par les diasporas des pays africains. Ensuite, on peut également mentionner le rôle joué par les bailleurs de fond internationaux et leur opérations en equity.
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C.M: Franchir le seuil d’une valorisation d’un milliard de $ est un accomplissement, mais quels dangers peuvent guetter ces compagnies, dans leur développement?
JMH : Je ne suis pas d’accord avec ce terme d’accomplissement ! J’attire en effet votre attention sur un point : le succès d’une start-up ce n’est pas d’être une licorne car on ne parle ici « que » de valorisation et levée de fonds. À terme, c’est la capacité de l’entreprise à avoir des clients et gagner de l’argent qui assurera son succès et sa pérennité. Le principal danger est de justement croire que c’est un accomplissement. C’est une étape qui permet de donner des moyens, de la confiance, une image le cas échéant, mais, hélas, cela peut être un péché mortel.
C.M: Les grandes réussites sont généralement des arbres qui cachent la forêt. Quel est l’état des lieux aujourd’hui de la scène tech africaine?
JMH: je suis d’accord avec vous, le succès de quelques-uns ne doit pas masquer le reste. Votre question est difficile car nous sommes dans une situation inédite et on peut vraiment voir le verre à moitié plein ou a moitié vide.
Dans le premier cas, il n’y a jamais eu autant d’entrepreneuriat notamment dans le domaine de la tech. C’est une tendance qui remonte une dizaine d’années et a connu une croissance exponentielle. La crise sanitaire mondiale a ouvert de nouvelles pistes d’usages et n’a pas limité les financements.
Dans le second cas, force est de constater que le nombre de start-up africaines reste encore modéré au regard du potentiel. Selon la banque mondiale ce nombre est encore inférieur à un millier, soit 12 fois moins qu’en France ou en Californie. Le classement annuel de CB Insight sur les Licornes, publié fin octobre 2021 est aussi très illustratif. Il recense presque 900 licornes dans le monde dont seules 4 africaines (Afrique du Sud, Nigéria et Sénégal). Il y a donc le même nombre de licornes dans une ville comme Dublin ou Denver que sur tout le continent africain.??
C.M: Que peuvent faire les Etats pour favoriser l’émergence d’autres champions technologiques voire d’autres licornes?
JMH : créer un écosystème favorable (SAEI, universités, recherche, formation de jeunes) est un facteur-clé. Plus largement encourager un environnement des affaires favorables (taxation, lutte contre les lourdeurs administratives, les spoliations, etc.) est aussi un élément structurant. La qualité du système financier est aussi fondamentale, notamment la structure de financement des entreprises, surtout les PME. Sur le continent, ces dernières sont des laissés pour compte. Le sérieux des entreprises, et administrations africaines, à payer dans les délais est aussi un élément déterminant.
C.M: Quels sont les tendances qui vont façonner l’avenir des PME technologiques en Afrique selon-vous?
JMH : en termes de technologie je crois beaucoup en Afrique à la blockchain, mais aussi à l’IA. En termes de types de star-up je pense que celles liées à l’identité numérique, la ed-tech et la greentech ont de vraies potentialités. Mais les tendances clés, dans le numérique, restent les usages. C’est ce qui fera la différence. Les usages liés à certains sujets clés de l’économie africaine seront surement ceux du succès. A ce titre la e-santé et la e-agri vont être des enjeux incontournables.
Propos recueillis par Aaron AKINOCHO